Diversité des traditions, pluriel des médecines
http://www.nomadrsi.org/modules/wfsection/article.php?articleid=19 Introduction
Laurent Pordié
Il est courant de voir assemblées sous l'entête commune " médecines traditionnelles " toutes sortes de pratiques qui, parce que ne ressortissant pas du paradigme biomédical [médecine moderne] élaboré en occident surtout depuis le XIXème siècle, se retrouvent réduites à une expression qui ne désigne en fait rien de spécifique (Dozon, 1988). Les traditions médicales sont plurielles dans leurs logiques théoriques et pratiques, leurs réalités sociales contemporaines et leur dynamisme. Elles découragent les efforts d'unification conceptuelle et ne permettent plus les descriptions schématiques auxquelles donnaient lieu les analyses systémiques (1).
Les traditions médicales sont imbriquées à d'autres secteurs de la vie sociale, matérielle et immatérielle. Les modalités d'apprentissage, les structures causales, l'étiologie et les modes thérapeutiques sont une expression directe de normes et de valeurs, de représentations (incluant la maladie) et de jeux de pouvoir qui forment le ciment de l'édifice socioculturel. C'est la raison pour laquelle les actes et pratiques de santé, les savoirs et leur transmission réfèrent tant au religieux ou au thérapeutique, qu'à l'économique ou au politique, pour former finalement un ensemble cohérent dont l'objet est d'expliquer, de prévenir, de soulager ou de guérir ce qui ressort à une catégorie du malheur ou de l'infortune : la maladie.
Les traditions de santé sont au croisement des lignes de forces de la société. Au-delà de leur dimension thérapeutique potentielle ou avérée, les systèmes médicaux traditionnels (ou " ensembles médicaux " selon Fassin, 1992) s'appuient sur des logiques locales de représentation puisant largement dans les ressources du surnaturel ou du symbolique, et s'intègrent à l'univers tel qu'il est perçu par la communauté. Un système traditionnel de santé porte en lui " l'imaginaire du monde sur lequel on attend qu'il agisse " (Sturzeneger, 1999). Ainsi, pour panser le monde, les hommes ont du penser des médecines qui sont " autant de langages nécessaires pour exprimer, à eux tous, un message qu'aucune ne possède tout entier " (Benoist, 1990).
Cet enchevêtrement des traditions médicales à l'environnement social, religieux et culturel ont poussé certains analystes à faire une distinction franche entre pratique culturelle de santé et médecine biologique, précisant l'ancrage de l'une dans le tissu socioculturel local et soulignant le caractère universel de l'autre (au sens où la dimension biologique de la maladie est un invariable). Mais cette bipartition limite la compréhension car les frontières sont mouvantes et loin d'être aussi claires. Il existe évidemment des pratiques culturelles de santé qui ont également une action physiologique, tout comme la médecine biologique (biomédecine) est dans une certaine mesure l'expression d'une culture particulière.
Malgré l'hétérogénéité qui se dégage de ces commentaires généraux, il est possible de regrouper les traditions médicales en trois catégories distinctes (médecines savantes, " ethnomédecines " et soins populaires), en se rappelant que l'une ou l'autre peuvent être enchâssés, et que les pratiques et les savoirs peuvent se télescoper pour donner naissance à de nouveaux ensembles médicaux hybrides. Afin de considérer cette classification tripartite à sa juste valeur, nous retiendrons donc l'idée de perméabilité des ensembles et d'un franchissement possible des barrières.
- Les médecines traditionnelles savantes s'opposent aux deux autres groupes en raison du degré de structuration interne et d'institutionnalisation (écoles, universités…) dont elles font l'objet. Elles possèdent un caractère scientifique propre à la logique qui les sous-tend et sont " fondées, dans leur théorie et leur pratique, sur une littérature jalonnant une tradition ancienne ininterrompue dont les praticiens se reconnaissent les héritiers en raisons de l'enseignement qu'ils ont reçu. " (Meyer, 1986). On les retrouve aujourd'hui surtout en Orient (médecine chinoise classique, médecines indiennes - ayurvéda, médecine des Siddhas et unani arabo-islamique -, médecine tibétaine), au Moyen-Orient (médecine arabo-islamique) et dans une moindre mesure en Afrique (médecine arabo-islamique).
- Les " ethnomédecines " forment un groupe très hétérogène, caractérisé par une reconnaissance des praticiens par leur communauté et une absence de support écrit uniforme (2). Cet ensemble regroupe la vaste majorité des pratiques traditionnelles de santé en Afrique, en Amérique du sud, en Asie du Sud-Est et en Océanie. Les aspects thérapeutiques du chamanisme sont généralement inclus dans ce groupe. La similitude des ethnomédecines ne repose pas uniquement sur un ensemble de connaissances empiriques et de savoir-faire ; mais, comme le précise Dozon au sujet des médecines africaines, " le dénominateur commun (…) réside bien davantage, et paradoxalement, dans le fait qu'elles ne forment pas à proprement parler un univers médical, c'est à dire un domaine autonome formant un corps de règles, de savoirs, de pratiques et de spécialistes " (Dozon, 1988). Certains ensembles thérapeutiques ont formé, au cours de leur évolution, des syncrétismes (médecine savante et pratique populaire notamment) qui en font aujourd'hui des systèmes uniques et regroupés dans les ethnomédecines. Les exemples de ce type existent en nombre (l'ethnomédecine khmère possède des concepts humoraux tirés des médecines indiennes) et expriment bien l'impossibilité à enfermer quelque pratique médicale dans un ensemble figé ou statique.
- Les médecines populaires sont caractérisées par une absence d'institutionnalisation, une diffusion géographique limitée pour une même pratique, une absence ou un faible taux de spécialisation et un fort degré de variabilité entre praticiens (étiologie, thérapeutique…), mais un partage assez homogène de structures cognitives entre les thérapeutes et la communauté. Le secteur populaire de santé est également marqué par une imbrication franche dans les structures et les fonctionnements sociaux, une approche surtout curative et moins préventive, une bonne accessibilité, un apprentissage effectué auprès d'un guide ou d'un maître (ce point se retrouve également dans les deux autres groupes, malgré l'existence d'enseignants institutionnels dans le cas des médecines savantes) et une auto-désignation en tant que praticien. Le soin populaire appartient à un ensemble intra culturel mais cependant non isolé des échanges avec d'autres systèmes ou ensembles de santé.
Ces commentaires introductifs espèrent apporter quelques fondements sur les médecines traditionnelles, mais cette description possède évidemment des limites car elle réduit inévitablement les particularités et entérine certaines idées préconçues qui sont un frein à la compréhension du caractère spécifique de chaque système basé sur quelques grands principes. Il ne s'agit donc pas d'un modèle ou d'une présentation applicable à chaque forme prise individuellement mais d'un cadre général qui nous permettra de saisir de façon plus directe les caractéristiques singulières de chaque tradition médicale.
Notes
1- Je fais référence aux travaux de Dunn (1976) et Kleinman (1980) qui, malgré leur valeur heuristique, ne reflètent pas la variété et la variabilité des médecines.
2- Je retiens le terme " ethnomédecine " par souci de simplification, mais il est bien évident que toutes les médecines, la biomédecine n'y échappant pas, sont des ethnomédecines, au sens où elles ont émergés dans une culture particulière et au cours d'un socio-historique donné.
Références
BENOIST Jean, L'efficacité thérapeutique : entre le biologique et l'anthropologique, La Revue du Praticien, n°29, 1990. DOZON Jean-Pierre, Ce que valoriser les médecines traditionnelles veut dire, Politique Africaine, n°29, 1988.
DUNN L. Frederick, Traditional Asian Medicine and Cosmopolitan Medicine as Adaptative Systems, in Charles Leslie (Ed.), Asian Medical Systems, A Comparative Study, University of California Press, 1976.
FASSIN Didier, Quand les traditions changent, transformations et enjeux actuels des médecines dans le tiers monde, in Pierre Aïach et Didier Fassin (Dir.), Sociologie des professions de santé, Editions de l'Espace Européen, 1992.
KLEINMAN Arthur, Patients and Healers in the Context of Culture, University of California Press, 1980.
MEYER Fernand, Orient-Occident, un dialogue singulier, in F. Bouchayer, Autres médecines, autres mœurs, numéro spécial de la revue Autrement, n°85, décembre 1986.
STURZENEGGER Odina, Le mauvais œil de la lune, Ethnomédecine créole en Amérique du sud, Karthala, 1999.
Réf. : Pordié L., Introduction, in Diversité des traditions, pluriel des médecines, Site Internet Nomad RSI, 2001